Line venait de s’installer sur le muret devant King’s College. L’air frais de la mi-avril offrait un contrepoint agréable au soleil déjà chaud du printemps. Au-dessus de sa tête, un ballon passait paresseusement, crachant son habituel message : « Toute personne en possession d’archives ou de documents relatifs au passé d’avant le grand-blanc est priée de se faire connaître auprès des autorités. Vous recevrez une compensation en fonction de l’intérêt des documents soumis ».

Tout autour d’elle, les vivants et les spectres se mêlaient dans leurs routines, inconscients de leurs existences respectives. Line se força à détourner son regard du revenant occupé pour l’éternité à soulever des sacs disparus depuis longtemps sur ce qui était désormais la terrasse de la maison d’alimentation dirigée par Madame Howlett. Elle avait beau connaître par cœur l’enchaînement des actions de l’amas de souvenirs, ses gestes brusques avaient tendance à attirer son regard. Ses gestes brusques et ce soudain moment de réalisation, le visage levé, la bouche ouverte, juste avant que les actions du spectres ne se répètent à nouveau en une boucle infinie. Qu’avait-il vu, compris, cet inconnu ? Line ne savait pas. Il aurait fallu qu’elle le touche pour accéder à sa mémoire, à la raison profonde pour laquelle ses émotions s’étaient alors révélées si puissantes qu’elles avaient imprimé l’éther. Et cela, elle s’y refusait. Line la commise de la maison Howlett, était une personne tout à fait normale, certainement pas une sensitive. Plus facile à dire qu’à faire dans une ville dont les habitants avaient eu des milliers d’années pour imprimer leurs émotions jusque dans ses moindre recoins. Line laissa échapper un petit soupir de frustration et entreprit d’arracher quelques brins d’herbe poussés entre les briques du muret pour se donner une contenance.

Vraiment, de tous les lieux où elle et Mattie auraient pu s’installer, elle n’aurait pas choisi Cambridge. Sa préférence se serait plutôt portée sur une de ces villes nouvelles érigées par le gouvernement près des nouvelles fabriques d’Etat, là où tout était neuf et sans marque humaine. Mais Mattie lui avait assurée qu’elles avaient moins de chance d’être retrouvée si elles s’installaient là, dans une cité remplie de vestiges de l’avant grand-blanc. Et jusque-là, Mattie ne s’était jamais trompée.

L’apparition de Madame Howlett à la porte de la maison d’alimentation coupa court à ses réflexions. Il était temps pour Line de commencer sa tournée. La première partie de son trajet amenait Line à passer devant King’s College, se glisser dans la petite rue entre ce dernier et Sainte Catherine’s, puis à longer Queens’, passer devant Newnham, avant d’arriver enfin aux alentours de Wolfson – toute une collection de noms vidés de leurs sens depuis le grand blanc. Le trajet était rapide, relativement plat, et permettait d’éviter bon nombre de piétons et de voyageurs à chevaux ou avec leurs charrettes, voire l’occasionnelle voiture à combustion conduite par les autorités. En revanche, cela voulait dire qu’elle devait slalomer entre des générations de souvenirs plus ou moins dégradés. Des jeunes gens célébrants quelque chose dans une langue perdue, faisant la courte-échelle à une personne disparue pour passer par-dessus un mur, pleurant pour une raison inconnue, riant, lisant... Cette vie perdue avait l’air d’une insouciance qui mettait parfois les nerfs de Line à vif.

Les grilles de Wolfson College se dessinèrent à sa droite. Elle ralentit, tourna, et traversa la route pour se présenter au poste de contrôle. Nul ne savait ce que les assesseurs avaient découverts dans les entrailles des bâtiments, mais c’était apparemment suffisamment important pour que l’armée ait été appelée en renforts. En ville, les spéculations allaient bon train. Certains clients de Madame Howlett soutenaient qu’il s’agissait de documents sur l’énergie éthérique et que le gouvernement serait bientôt capable de réactiver les usines d’extraction, puis de restaurer l’énergie à travers tout le pays. D’autres prétendaient, qu’on aurait trouvé textes secrets qui expliquaient le grand blanc et comment l’inverser, ce que le gouvernement voulait cacher à toutes forces. Line doutait de l’un comme de l’autre. Contrairement à bon nombre de gens, ses parents à elle – pour le peu qu’elle se souvenait d’eux – n’avaient jamais connu le monde d’avant, et ils ne lui avaient donc pas légué cette nostalgie agressive, cette envie folle de voir chaque coin de rue s’illuminer la nuit, ou encore ce besoin de trouver une explication à toutes les interrogations qui peuplaient désormais le monde, à commencer par le plus grand de tous : qu’était le grand-blanc ?

 Elle s’arrêta le temps que le garde en faction inspecte son sac, puis continua son chemin vers la grille après lui avoir adressé un sourire poli et un signe de tête un peu raide. Son itinéraire était soigneusement étudié pour éviter les spectres sans en avoir l’air, et son regard était soigneusement baissé afin de ne pas trahir ce qu’elle voyait. Elle marqua à nouveau une pause le temps qu’un autre garde, cette fois-ci derrière la grille, déverrouille une trappe aménagée dans les tiges de fer forgé. Elle glissa alors son sac à travers, récupéra celui, vidé, qu’elle avait déposé la veille, et fit un pas en arrière tandis que le second garde refermait l’orifice. Une fois le sac vide dûment inspecté lui aussi, elle remonta sur son vélo et repartit, son dos raidi par la vigilance sans répit des militaires.