- I - 


Ordo ab chao 



 (L’ordre depuis le chaos)






- 1 -


La réélection du Président Jupitérien-footballeur-épidémiologiste-pilote-de-chasse-organisateur-de-soirées-chef-de-guerre-pilote-de-jet-ski-joueur-de-piano-émérite-surdoué-humaniste-Mozart-de-la-finance-père-bienveillant-de-la-patrie n’avait jamais fait aucun doute.

De toute façon, les journaux nous avaient déjà conditionnés à sa réélection : on ne peut pas se permettre de changer de capitaine sur un navire qui sombre.


Les médias avaient d'ailleurs fait leur boulot, nous faisant apprendre par cœur la liturgie 2.0 du nouveau monde. Le Président était devenu un véritable Dieu vivant dont chaque apparition est une mise en scène scénarisée, photographiée, photoshopée, diffusée, louée comme parfaite par les toutologues aux fesses fossilisées sur les mêmes sièges des chaînes d’info en continu depuis 30 ans et propagée comme la chaude-pisse pendant une partie fine chez des hauts fonctionnaires, à travers les réseaux sociaux, publiée dans les magazines, résumée par les plateaux de télé de divertissement, collée en affiche sur les murs du coin de la rue, comme on distribue l’hostie à la messe:


Mangez, ceci est notre Président.

Mangez, ceci est notre Président.

Mangez, ceci est notre Président.

Mangez, ceci…


Jupiter: le Dieu des Dieux, le Dieu du Ciel, de la Lumière installé déjà depuis plus de 5 ans sur le Mont Élysée.

Dieu du Tonnerre qu’il a abattu sur nos têtes pendant 5 ans à coups d’invectives et d’admonestations hebdomadaires.

Dieu de la Foudre qu’il a abattue sur nos têtes pendant 5 ans, à grand renfort de tonfas et d’amendes.

Grand dispensateur des biens terrestres qu’il prend en bas pour distribuer en haut.

Jupiter: une religion médiatique dont la messe est dite, redite, chantée, louée, vantée, distribuée, remâchée, recrachée chaque jour par des éditorialistes toutologues zélés adulateurs serviles.

Glorifié dans les médias, le mandat du Président est, pour la grande majorité des pécores, une large trace brune dans le slip de l’histoire de la République : il aurait voulu être Kennedy ou Obama, il n’avait même pas été Nixon. Mais c'était avec lui qu'on devait continuer notre plongée dans les abysses.


Depuis quelques semaines déjà, les manifestations et les blocus de jour ont été remplacés par des émeutes permanentes.



Tout avait commencé avec l'essence trop chère...

Non, je crois que c'était à cause d'yeux crevés et de mains arrachées... peut-être l'épidémie et des mesures restrictives... à moins que ce soit l'abondance de la corruption des technocrates, ou leur inutilité... ou alors c’était la guerre que des vieillards séniles avaient décidé d'imposer aux plus jeunes et aux plus pauvres d'entre nous. Peut-être que c'était l'injustice de se voir réduits à néant pendant que certains se gavaient sur nos têtes... Ou les pénuries, les ventres vides, les magasins pillés. Peut-être que c'était la faim. Tout simplement la faim. La faim dans le cœur et la rage dans le ventre.

Peut-être que c'était tout à la fois. Tout en même temps parce que tout a débordé au même instant. Une simple allumette et tout a cramé.


Un jour, l'odeur de l'essence. Le lendemain, le feu était déchaîné et incontrôlable.


Les émeutes sont les mots de ceux qu'on écoute plus. Et ces mots étaient hurlés de douleur en continu. Depuis mon minuscule appartement, j’entendais les cris qui n’avaient jamais cessé de résonner de jour comme de nuit. L’odeur des gaz lacrymo avait réussi à entrer dans ma rue, s’infiltrant jusque dans le moindre recoin de l’immeuble. L’odeur de caoutchouc brûlé, de chaleur visqueuse montait de plus en plus me laissant l’impression d’être au milieu d’un bûcher.


Je scrollais sur mon portable cachée dans mon lit, sous ma couette. Les vidéos se succédaient, des images capturées au milieu des manifestations par des quidams, des extraits de plateaux de télé où les commentateurs professionnels de l’actualité étaient déjà aux aguets:


– … Des émeutes ont éclaté partout en France réclamant des mesures contre ...


- …. le président Macron s’adressera demain à 20 heures au cours d’une allocution diffusée en direct sur notre chaîne,


Je m’arrête sur une chaîne d’infos en direct. Les intervenants sont gueulards, excités comme des caniches sous coke.


– … Mais je vous le dit, ce sont des vandales! Des voyous! Mais on est où là?! Mais on est où!?


Le vieillard scotché sur son siège depuis plus de 50 ans fait ce qu’il a toujours fait tout au long de sa carrière: parler assis sur un fauteuil. Mais pour la première fois, il ne radote pas. Il ne minimise pas, il n’enjolive pas: il suinte la peur dans ses gesticulations. Celle de voir le Système être bousculé dans sa légitimité.


Chacun de ses mouvements fait apparaître une angoisse soulignée par un trémolo dans la voix aigre:


"Manifester est un droit qui devrait être davantage encadré, voir interdit en pareilles circonstances! Il est inadmissible que de tels débordements aient lieu ! Nous ne sommes plus en face de citoyens, mais de séditieux, des hordes de délinquants !"


Derrière le vieillard qui tape du poing sur la table défilent en boucle des images et des vidéos tronquées de flammes orangées, de fumées noires, de plastique vert grisé et dégoulinant sur le bitume. Des policiers en rangs serrés encadrés par des silhouettes noires et cagoulées.


Sur le plateau, une jeune présentatrice tente théâtralement de justifier, pour la forme, les manifestations, histoire d'avoir un ersatz de pluralité.


- Mais ces « séditieux » n’essaient-ils pas en définitive de faire valoir un sentiment qu’on pourrait qualifier de légitime eu égard à la crise actuelle. Est-ce que ces émeutes peuvent être considérés comme une forme archaïque de contestation populaire hors période électorale?


Ça sonne faux. Pas parce qu’elle ne sait pas jouer son rôle dans la Grande pièce de théâtre nationale, mais parce que tout le monde sait qu’en réalité, elle est comme le vieillard au cul fossilisé sur sa chaise. Elle est fossilisée de l’intérieur, une photocopie photoshoppée du vieillard qui lui fait face. On a cloné le vieux, lissé les rides, illuminé le teint, ajouté une paire de nibards et on a installé le résultat sur la chaise en face.


Mais, dans ce cas, éructe le vieux, il faut attendre les prochaines élections et sanctionner par les urnes si l'on estime que la situation ne convient pas! La vérité c’est que ce sont des gens qui sont hors Système, qui refusent les règles du jeu démocratique et qui n’ont vocation qu’à une simple chose: obtenir le chaos. Or, je suis navré mais ce n’est pas en cassant des vitrines ou en détruisant des édifices publics qu’on fait avancer la démocratie. Par conséquent, il est indispensable que le Gouvernement prenne des mesures fortes. La situation actuelle est le choix démocratique du Peuple lors des précédentes élections qui vaut blanc seing pour toutes les mesures prises pendant toute la durée du mandat du Président. Nous avons une nation à protéger, une démocratie en danger et ce danger ce sont ces séditieux qui veulent imposer le chaos. S’il faut que la Police nationale ou l’Armée française interviennent pour remettre de l’ordre et assurer la protection des institutions, il faut le faire. Nous avons une Police particulièrement équipée, une Armée qui est la 4ème au rang mondial, le pays a largement les capacités de nettoyer les rues.


La présentatrice étouffe un rire nerveux. Le vieillard, le visage gris rougeaud a bavassé quasiment sans respirer son laïus et semble maintenant à la limite de convulser. Il semble puer la peur de ne pas pouvoir rentrer chez lui ce soir en taxi et de devoir, avec horreur, prendre le métro avec les manants.


Dehors, les cris se rapprochent. Des bruits de piétinement, de précipitation, de course. J’éteins la lumière et me dirige vers la fenêtre. Une charge de CRS cuirassés a repoussé des manifestants en baskets jusque dans ma rue. Certains courent, rattrapés par une matraque, un coup de pied dans la gueule. Une béquille d’un flic en armure fait tomber une gonzesse, un mec civil se pointe pour tenter d’aider la fille à se relever. Elle a le visage en sang, le nez peut-être pété ou le front ouvert. Je ne vois que sa main dégoulinante de sang, qui masque son œil. En levant son visage vers le ciel comme pour éviter que le sang ne coule, son regard croise le mien. Malgré la pénombre dans laquelle je suis cachée, je sais qu’elle m’a vue.


Ses yeux trempés de larmes qui luisent jusqu’à ma fenêtre, la gueule défoncée, nos regards se croisent un court instant avant qu’elle ne tombe de nouveau sur le sol, poussée par le flic qui n’en avait pas fini de la tabasser après avoir fracassé la gueule du bon samaritain venu aider la fille. Le héros malchanceux se retrouve frappé par une horde de cuirassés qui, mécontents de n’avoir pas pu choper plus de manifestants, se défoulent à coup de tonfa, de pieds, de poing en hurlant des injures, avant de traîner la fille et le gars, tous les deux quasiment assommés, vers un fourgon.

Un type habillé en noir regarde vers les fenêtres des appartements, à la recherche d’un éventuel spectateur de la scène sans doute. Il ne me voit pas mais pointe du doigt un appartement en face du mien. Je suis son mouvement et voit un rideau se refermer précipitamment.

Quelques minutes plus tard, le type au brassard force l’entrée de l’appartement d’en face avec deux de ses collègues et redescend avec une femme entre deux âges qui pourrait être leur mère, et repartent tous les quatre en direction d’un autre fourgon garé plus loin.


La démocratie est en danger. Il est inévitable que des mesures drastiques doivent être mises en œuvre par le Gouvernement. Ces séditieux se mettent par eux mêmes hors des règles de notre République. Ce faisant, ils deviennent les ennemis de la Nation. Je le dis: tirons à balles réelles, on est dans une situation insurrectionnelle!”


Le vieillard radote toujours à la télé. En fait, pendant tout ce temps, il n’a fait que ça: radoter. Pendant ce quart d’heure où je regardais dehors, et pendant les 50 années précédant cet instant, il n’a fait que radoter, le cul vissé sur un siège à la télé.









 127
|
0
|
0 
|
 0
|

Aucun commentaire pour le moment


Versions :