Ses souvenirs s’effaçaient de plus en plus vite, maintenant - depuis qu’elle était partie, en vrai. Il n’en avait jamais eu beaucoup, c’est un fait, puisqu’après la mort de leur père, elle s’était retirée de la vie sociale - et lui aussi, du coup. Mais chaque tour de manivelle en sa présence lui avait permis d’engranger ces moments, ces souvenirs éphémères, le temps d’une chanson. Il se les remémoraient parfois, lorsque la manivelle était tournée, avant que la musique ne commence.
Il se souvenait de ces salons dorés où ils étaient admirés, lui jouant de son instrument et elle dansant sur son petit piédestal. Il se souvenait de leur père, vieil homme aux yeux brillant de joie. Il se souvenait de l’époque où il étaient sur les devants de la scène, chaque soir dans un nouveau salon, chaque semaine dans une nouvelle ville. Bien sûr, il n’avait aucun souvenir du début, il savait juste qu’un jour, il avait ouvert les yeux et il avait vu. Il avait retenu. Il avait vécu les choses.
Et puis leur père était mort. Et sa sœur avait dû tout prendre en main, se transformer en véritable être humain et finauder le monde. Heureusement, leur père lui avait tout appris - car ce n’était pas le musicien silencieux qui aurait pu l’aider, après tout, sa bouche n’était que sculptée. Seuls ses yeux bougeaient dans son visage. Elle avait beaucoup travaillé pour les mettre à l’abri du besoin, mais cela n’avait pas été évident pour un assemblage conscient de bois, de porcelaine, de fer et de cuir. Et puis le monde évoluait si vite, aussi…
Elle n’avait pas eu le choix, au final. Il devenait difficile de le transporter sans éveiller la curiosité et sans trop de dommages au mécanisme ancien. Il savait qu’elle n’avait pas eu d’autre solution que de le donner à un musée. Elle avait fabriqué un nouveau mensonge, avait changé sa perruque, s’était déguisée et maquillée - bien plus facile sur une peau de silicone que sur la porcelaine ancienne - et s’était excusée pendant des heures. Il comprenait, bien entendu. Il ne lui en voulait pas non plus.
Dans un certain sens, ce n’était pas si mal, cette retraite au musée. Il était de nouveau sur le devant de la scène, une fois par semaine, émerveillant petits et grands comme avant. Le reste du temps, il était surveillé, entretenu - ou du moins, il supposait, vu qu’il était de moins en moins conscient. Même lors que les curateurs faisaient tourner la manivelle, il avait du mal à saisir les détails de la salle, se concentrant plutôt sur ses souvenirs. Il supposait que c’était cela, vieillir.
Du coin de l’œil, alors que les dernières notes résonnaient dans la salle du musée, il concentra son esprit vacillant sur la petit fille aux longs cheveux bruns, qui avait la bouche grande ouverte de surprise et d’émerveillement. Elle ressemblait un peu à Roseanna, même si toutes les petites filles aux longs cheveux bruns n’étaient pas des Roseanna - qui n’avait de plus jamais été une petite fille - mais enfin, il se remontait le moral comme il pouvait, n’est-ce-pas ? Il avait bien compris que, bientôt, il ne se souviendrait plus de rien.
Et alors que le mécanisme ralentissait lentement, Orpheon souri à la petite fille, son visage se figeant dans un clin d’œil malicieux.
Jusqu’à la prochaine représentation.