Roseanna relâcha la manivelle après l’avoir actionnée pendant plusieurs minutes et Orpheon s’éveilla. C’était la réalisation de son père qu’elle appréciait le plus, l’ami proche avec qui elle avait tant dansé devant les gens du beau monde, ces gens qui s’arrachaient les créations de son père à prix d’or.


Il ne restait plus rien de ces créations, elle avait vendu tout ce qu’elle avait pu et donné le resté aux musées - dons anonymes pour préserver le génie et la mémoire de son tendre père. Elle n’avait gardé qu’Orpheon, en tout cas jusqu’à maintenant, une montre portant l’effigie de son père et la seule photo existante d’eux trois - Theophilius, le Musicien Fantôme et Roseanna.

Elle avait uniquement gardé la réparation des montres et automates anciens, en plus des modifications nécessaires à son état - expérience du bateau de Thésée à elle seule, était-elle toujours le Magnum Opus de Theophilius Lutz? Sa petite fille chérie, l’étoile de son ciel comme il aimait à l’appeler ? Ou bien était-elle une création toujours changeante, toujours en construction, proche du processus que les humains de chair appelaient “évoluer” ? Est-ce qu’il aurait apprécié toutes ces modifications ?


“Tu es. C’est assez.”, lui dit La Voix, autre présence constante dans sa vie depuis qu’elle avait ouvert ses yeux de nacre et de saphir sur le monde.

“Je sais, je sais...”, répondit l’automate tout haut alors qu’elle observait Orpheon, au rythme du rouleau à picots dictant ses mouvements et la musique sortant de l’instrument. Cela devenait difficile de le déplacer, mais l’idée de le revendre rendait l’automate presque malade. Il serait tellement mieux dans un musée, peut-être celui de Neufchâtel ? Ou bien dans la Maison de Robert-Houdin, à Blois ? Lyon et La Rochelle pourraient aussi convenir, c’était un fait… Mais l’idée la déprimait grandement. C’était le seul automate que Theophilius et Roseline, sa femme, avaient créé ensemble. Sept mois plus tard, cette dernière décédait en tentant de donner naissance à leur enfant. Dix ans plus tard, après avoir étudié les travaux de Vaucanson, Jaquet-Droz et Merlin, Roseanna était née.


Ou plus exactement, elle avait pris vie après plusieurs tours de manivelle, tout comme Orpheon. Elle n’avait alors aucune conscience, aucune liberté, une danseuse sur son piédestal, accompagnée du Musicien Fantôme dans les grands salons et les palais luxueux de toute l’Europe. Magnifique duo que leur créateur considérait comme ses enfants, une petite excentricité bien vite pardonnée au génie qu’il était. Mais, en effet, ses premiers mois de vie avaient été vides d’âme, une mécanique complexe effectuant des tâches simples et répétitives et ce, jusqu’à ce cadeau d’un prince bavarois : un cœur de cristal tenant confortablement dans la paume de la main. Theophilius avait alors retravaillé le mécanisme interne de la jeune danseuse pour y inclure le joyau, car rien n’était trop beau pour La Danseuse Fantôme, sa belle et gracieuse enfant.


Et tout avait changé.

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